L’argent,
ce mal-aimé des Québécois, dit-on, qui à l’origine devait être un outil est
devenu, pour certains, une fin en soi qui conditionne les humeurs et les
comportements. Pour les ruraux on se
rappellera, sourire en coin, de Séraphin Poudrier comme une certaine
représentation d’un quelconque Québec rural du 19e siècle.
Aujourd’hui,
cette relation ambivalente des Québécois à l’argent a tendance à s’exprimer notamment
à travers l’opinion que les gens ont des entreprises et/ou des gens d’affaires.
En effet, symptôme d’une incompréhension quasi généralisée, on associe souvent personnalité
d’affaire à richesse, fortune, avidité, insensibilité, etc. Ce qui est aussi farfelu que de faire un lien entre politique et
corruption ou entre chômage et paresse, mais les raccourcis intellectuels sont
tenaces.
Évidemment,
il faut faire des distinctions, car il y a un monde entre la grande entreprise,
transnationale, spéculative et désincarnée et la PME locale. Cela dit, dans tous
les cas, les envieux auront toujours quelques choses à reprocher à celui ou
celle qui a réussi en affaire comme dans n’importe quel autre domaine. Toutefois,
pour le reste des gens, il m’apparait que c’est une question de relation et de
perception du rôle de l’entrepreneur dans la collectivité. Dans le procès
initié contre l’argent, apparaît en toile de fond le faux débat entre bien-être
collectif et bien-être individuel occultant du même coup la vraie question de
la juste contribution de chacun au devenir collectif (voir passage de la bible
sur les talents confiés à deux ouvriers).
Les
entrepreneurs ont un rôle extrêmement important à jouer dans nos communautés,
car ils sont et demeurent les premier et principaux concentrateurs de richesse
(comme à l’habitude j’ai eu comme premier réflexe d’écrire « créateur de
richesse ») alors qu’en réalité, dans un monde fini aux ressources
limitées, on ne crée réellement que très rarement de la richesse, et encore là
c’est tout un débat, l’idée la plus juste sera alors de parler de concentration
de richesse en un lieu X en une période Y.
C’est là leur principale fonction dans l’écosystème collectif. Bien
entendu, peu d’entre eux ont une vision aussi désincarnée de leur destiné.
Néanmoins, ils ont pour la plupart une certaine conception de leur rôle dans la
communauté. Des plus égocentriques aux plus altruistes.
En
région, rappelons que l’anonymat n’existe pas ou très peu, c’est une réalité qui
fait fuir plusieurs jeunes au début de l’âge adulte et nombre de « gentlemen
farmer » après avoir bien pris la mesure de leur nouvelle réalité sociale.
Toutefois, c’est aussi une des raisons qui poussent des centaines de jeunes par
année à se lancer en affaire en milieu rural. Il est intéressant de savoir que
le statut social et la reconnaissance sont deux des principaux stimulants de
l’entrepreneur en devenir, mais aussi de comprendre qu’en région, l’engagement
collectif et la solidarité en sont deux des principales portes d’accès.
Si
les astres s’alignent favorablement, l’entrepreneur à succès se retrouve devant
deux options : celle de jouer son rôle de développeur régional en y
investissant une certaine intensité, souvent relative au rôle que veut bien lui
confier sa communauté, ou celle de quitter la région physiquement ou
virtuellement pour éviter de se laisser
entrainer, de façon stérile, dans des jeux de pouvoir ou d’influence sans
véritable gagnant et ce, fréquemment au détriment de la PME elle-même.
Si,
après des années, des décennies de travail et d’investissement en ressources de
toutes sortes, le temps étant souvent le
plus précieux, l’entrepreneur connaît un certain succès, et que par grand
bonheur il est, un tant soit peu, de la trempe des développeurs, deux autres
options se présentent. La première est de s’investir au maximum dans la
communauté tout en visant la pérennité de l’entreprise sans plus [1](voir
aussi étude Desjardins, 2014), ou y aller à fond dans le développement de
l’entreprise avec l’ambition de générer le plus d’externalités possible pour le
bien de l’entreprise elle-même, mais aussi pour celui de la communauté.
L’histoire s’occupera de reconnaître, le cas échéant, la contribution de
l’entrepreneur dans sa communauté. Certains diront, non sans une quelconque perspicacité,
que la plupart des entrepreneurs tenteront la seconde option avant de se
rabattre sur la première.
Il
n’en demeure pas moins que le sentiment d’appartenance et la solidarité
deviennent alors des forces centrifuges ou centripètes. Dans certains cas l’entrepreneur
se voit comme un acteur de développement fiduciaire d’un actif collectif[2]
(voir texte sur l’entrepreneur 2.0).
Pour
certains, les entrepreneurs qui ne veulent plus croitre sont à bout de souffle
et c’est vrai, car le Québec est encore accroché au vieux modèle du « self-made-man »,
le super héros qui œuvre seul et sur qui repose l’avenir de l’entreprise. Il
faut assurément revoir nos modèles d’affaires, envisager davantage l’entreprise
réseau, le véritable entrepreneuriat collectif ou la formule coopérative,
particulièrement dans les milieux ruraux d’où a émergé ce modèle.
Cela
dit, le rapport à l’argent fait encore éminemment partie de l’équation et des
rapports entre les ruraux. C'est pourquoi le volet solidarité influence
positivement ou négativement le rapport à l’argent. En région, des centaines et
des centaines d’entrepreneurs à succès comme Louis Gilbert, important
entrepreneur et développeur de mon village ou Mme Verreault en Gaspésie redonnent
ou ont redonné beaucoup à leur collectivité. Cela fait partie d’une forme de
contrat social qui renoue avec l’idée que tous et particulièrement ceux à qui
la vie a souri, les entrepreneurs à succès en sont fréquemment les plus connus,
ont un rôle à jouer dans la communauté.
Comprenons
ici que pour une majorité de ruraux le travail est une valeur sacrée, plus
encore, un mode de vie, possible reliquat de la période agraire. Ainsi,
consciemment ou non, comme les ruraux se représentent souvent comme de « bons travaillants »,
mais que tous n’obtiennent pas le même succès, il devient alors évident qu’à
effort égal, ceux qui réussissent ont assurément été gratifiés de plus de
talent et à se compte, doivent en redonner un peu plus à la collectivité. Ainsi,
à titre de privilégié par la nature(ou de Dieu au sens anthropologique du
terme), si le bien nanti ne redonne pas autour de lui, qu’il ne s’implique
d’aucune façon dans la communauté -et il n’est pas nécessairement question
d’argent ici-, c’est là qu’il peut devenir un simple opportuniste, à tort ou à
raison[3].
En
ville, bien que tout aussi présent et conditionnant les relations sociales, le
rapport à l’argent me semble moins partie prenante de la construction d’une
relation entre deux individus agissant à l’intérieur d’un tout cohérent, la
communauté de proximité, elle-même intervenant dans la relation. L’effet de
masse et/ou la fonctionnalisation/fragmentation des réseaux sociaux semble
avoir favorisé le développement d’une relation à l’argent plus éthérée ou
plutôt noyée dans une mer d’anonymat. Le contraire de la réalité en région ou
les « biens nantis » sont toujours partie prenante de la communauté
alors qu’en ville on ne connaît que très rarement le propriétaire de
l’entreprise du coin.
Ainsi en région, le méchant
riche se nomme Pierre-Jean-Jacques, habite sur la rue des Mal-aimés et a fait
fortune à vendre des bébés aux sorcières. Alors qu’en ville, le même
désagréable personnage tient plutôt du bonhomme sept-heure ou de l’ogre malveillant.
Une force menaçante et insaisissable qu’il faut craindre parce qu’elle nous
veut du mal…..Bon Halloween.

Chronique du 3 novembre à l'émission Question d’actualité.