Depuis déjà quelques années, on entend périodiquement
parler de spéculation sur les terres agricoles du Québec ou de l’achat de ces
mêmes terres par des investisseurs étrangers. L’enjeu rallie la majorité des Québécois,
comme s’il y avait là quelque chose d’illégal, d’immorale et pire encore comme
s’il y avait eu agression physique de la nation québécoise. L’image est forte,
j’en conviens, comme le sentiment que certains d’entre nous ont pu ressentir
quand on nous a laissé sous-entendre en 2010, que des investisseurs chinois achetaient
des terres dans la région de St-Hyacinthe; parmi les meilleurs du Québec, afin
d’assurer, entre autres, l’approvisionnement de la Chine en denrées alimentaires.
Or, quelques études
sérieuses dont l’une en provenance de chez Desjardins ont démontré depuis qu’il
n’y a pas vraiment de mouvement organisé visant l’achat de terres par des
étrangers au Québec. D’abord, rappelons que bien que le Québec dispose d’un
très vaste territoire, la superficie de terre cultivable est plutôt limitée. De
même, mentionnons que, pour beaucoup, les terres cultivables du Québec sont
déjà exploitées à plein régime. Donc pas vraiment de plus-value significative
de ce côté et en plus, elles ne le sont que quelques mois par année. Ainsi, les
investisseurs recherchant ce type de placement auraient avantage à regarder
plus au sud où les terres de plus grande superficie peuvent être exploitées douze mois par année, comme le fait d’ailleurs la Caisse
de dépôt et placement du Québec aux
États-Unis et au Brésil.
Par ailleurs, l'achat
d'une terre agricole à des fins d'investissement par un non-résident est plutôt
bien encadré, notamment à cause de la Loi sur l'acquisition des terres
agricoles par les non-résidants. Ainsi, une personne n'ayant pas résidé 365 jours au Québec au cours des 24 mois précédant
immédiatement la date d'acquisition d'une terre agricole ne peut être
admissible à l'achat d'une terre à moins d'obtenir une dérogation de la
Commission de protection du territoire agricole.
Selon une autre étude proposée
par le Centre de recherche en analyse des organisations (CIRANO)[1], le Québec serait donc
épargné par le phénomène de l'accaparement des terres par des non-producteurs,
souvent appelé land grabbing, qui touche
fortement l'Afrique depuis 2008. Sur ce continent, les investisseurs
considèrent que les terres fertiles sont non exploitées ou sous-exploitées.
Donc, leur potentiel de rendement est haut à moyen et long terme. D'autres
facteurs rendent les terres très intéressantes pour les investisseurs, comme
l'augmentation de la population, la pression sur les ressources naturelles, la
montée des biocarburants et les faibles rendements des marchés boursiers.
Résultat: les terres sont de plus en plus convoitées.
Plus récemment, c’est la question de la spéculation ou
l’acquisition de terres par des non-exploitants qui a fait les manchettes. D’une
part, alors que les grandes villes, dont Montréal veulent densifier leur zone
urbaine, les taux intérêt relativement bas permettent à de plus petites
municipalités d’attirer de jeunes familles en quête d’une première propriété pour
assurer la survie de la communauté. Le phénomène d’étalement urbain ainsi
alimenté a entre autres suscité l’intérêt de fonds d’investissement pour les
terres appelées à être dézonées pour répondre à la demande immobilière. http://tvanouvelles.ca/lcn/economie/archives/2012/08/20120824-194953.html
D’autre part, comme c’est déjà
une pratique très courante en Europe et aussi de plus en plus aux États-Unis et
dans l’Ouest canadien, on voit apparaitre des entreprises dont le modèle
d’affaires repose sur la profitabilité de la location de terres à des
agriculteurs traditionnels ou sur la production à grand volume de denrées
destinées à l’exportation. C’était par exemple le cas au Lac-Saint-Jean, avant 2012, alors que la Banque Nationale, qui possédait près de
5000 hectares, était impliquée dans ce genre d’entreprise avec quelques partenaires.
La nouvelle avait soulevé un tollé et l’institution financière a par la suite
annoncé qu’elle cesserait ce genre de projet. Ainsi, les rendements
anémiques des marchés financiés encore associés aux bas
taux d’intérêt, ont amené les investisseurs à considérer le secteur des terres
agricole comme des placements profitables et, pour différentes raisons
socioéconomiques, très stables.
Évidemment, le phénomène de la
hausse du prix des terres agricoles ne se limite pas à l’acquisition de terres
agricoles par des sociétés opérantes, des promoteurs immobiliers ou des
sociétés d’investissements spéculatifs ou non. Il y a aussi l’évolution du
secteur agricole lui-même dans toute sa complexité. Selon Meloche et
Debailleul, auteurs de l’étude du CIRANO : « La hausse du prix
des terres agricole est surtout stimulée par la confiance des agriculteurs qui
veulent profiter d’une amélioration de leurs bénéfices nets pour prendre de
l’expansion ». De la même façon, l’intérêt des investisseurs ne touche pas
toutes les régions de la même façon et dans les mêmes proportions.
Cependant, ce qui apparait comme une constante, c’est la
problématique de la grosseur des fermes et la possibilité pour la relève de
faire l’acquisition des actifs nécessaires pour atteindre la rentabilité. En
effet, s’il s’avère que les terres agricoles se transigent très majoritairement
entre agriculteurs, il apparait aussi que ces mêmes agriculteurs sont prêts à
mettre le prix pour faire l’acquisition de terres à proximité de leurs
infrastructures et équipements. L’intérêt évident est de rentabiliser et
d’optimiser ces actifs. L’envers de la médaille est que la jeune génération ne dispose
absolument pas des mêmes leviers financiers pour concurrencer les agriculteurs
établis.
Parmi les impacts suggérés de la flambée du prix des terres et
de l’expansion de la taille moyenne des fermes, le plus récent recensement
agricole démontre que le nombre d’agriculteurs de moins de 35 ans est en baisse
alors que la part des plus de 55 ans est en croissance. En effet, l’âge moyen
des exploitants est passé de 49,3 ans à 51,4 ans entre 2006 et 2011. Comme dans
le secteur manufacturier, la problématique se résume à une question de
rentabilité. Évidemment, dans le cas de successions familiales, des
aménagements parents-enfants sont possibles et, toujours selon le CIRANO,
peuvent aller jusqu’à des dons de 50%. Le défi demeure entier pour les
transferts non apparentés.
Cela dit, quand on s’intéresse un minimum à ce secteur et à la
chose elle-même c’est-à-dire la terre, on réalise plus que jamais que les
ruraux ont une relation intense, voire viscérale, à la terre. Pour reprendre les mots
d’un journaliste du Bulletin des agriculteurs, il est clair que le Québec est
une terre de propriétaires. http://www.lebulletin.com/actualites/le-quebec-terre-de-proprietaires-44160
Dans les faits, la crise alimentaire
de 2008 a exacerbé cette sensibilité. D’un peu partout dans le monde nous
provenaient des échos à propos de millions d’hectares de terres agricoles vendues
à des étrangers (le cas de l’Afrique vs la Chine) ou de cultures détournées
vers les biocarburants aux États-Unis et au Brésil. Au Québec, nos agriculteurs
tirent une très grande fierté et clament haut et fort qu’ils nourrissent le
Québec. Paternalisme archaïque? Absolument! N’en déplaise à nos amis
agriculteurs, l’alimentation est devenue une industrie de classe mondiale sans
cœur et sans âme; dommage. Cela dit, quiconque ayant fait l’expérience de la
terre un tant soit peu, rural ou urbain, propriétaire ou villégiateur pourra
témoigner de cette relation complexe, émotive, presque charnelle qui s’installe
entre la personne et le coffre au trésor devant lui, et ce, avec aussi peu que
3 acres de terre; tout juste deux terrains de football. Pour les ruraux, comme
je le mentionnais dans un billet précédent, dans ce cas-ci c’est encore plus
vrai, c’est une question de distance réduite entre le sujet et l’objet.
Cela explique-t-il pourquoi, au
Québec, les terres agricoles appartiennent encore très majoritairement aux agriculteurs?
En réalité, le taux de propriétés des agriculteurs québécois est nettement plus
élevé que dans la plupart des pays européens, ainsi qu'aux États-Unis et dans
les autres provinces canadiennes.
Quant aux investisseurs non
agricoles, ils ne détiennent que 2 % des terres québécoises; la proportion
restante est entre les mains de fermiers à la retraite, de villégiateurs ou de
résidants locaux. L’étude du CIRANO commandée par le gouvernement Charest en
2012 témoigne donc du fait que le Québec
est loin d'une prise de contrôle de ses terres par ses financiers. Et quand
c’est le cas, les non-exploitants louent généralement leurs terres à des
agriculteurs locaux. L’exemple de la Banque Nationale mentionné précédemment
est éloquent; cette dernière a abandonné son projet de culture à grande échelle
pour procéder à la location de ses terres à des agriculteurs locaux. Mais même
ce modèle fait sourciller; au Québec on aime être propriétaire.
Les plus récentes données tirées du recensement de 2011 colligées
dans : Données sur les exploitations et les exploitants
agricoles soulignent
qu’à l’échelle du Canada, 61,5 % des terres agricoles sont exploitées par leur
propriétaire[2].
« En proportion de la superficie agricole totale, les terres possédées sont en
baisse constante à chaque recensement depuis 1976 », peut-on lire dans un rapport sur le Recensement de l’agriculture en
2011.
Toutefois, au Québec, le portrait est différent. Sur les 3,3 millions
d’hectares en culture, 84 % sont exploités par leur propriétaire et 16 % sont
loués des autres. Il mentionne de plus qu’entre 2006 et 2011, ces proportions
n’ont à peu près pas changé.
En Ontario, on fait état de 70 % de propriétaires pour environ 29 % de
terres louées.
Aux États-Unis, le portrait de la propriété des terres varie d’un état à
l’autre. Selon le service de recherche du USDA, la proportion des terres en
location à l’échelle du pays a connu une lente progression pour atteindre un
sommet de plus 40 % en 1992. Depuis, cette proportion a chuté à 38 % (données
de 2007) de terres détenues par des « non-operating landowners »
(propriétaires non exploitants).
Avec ces données, on peut apprécier,
à quel point les Québécois sont différents. Est-ce que les ruraux de la
province ont une relation mystique privilégiée avec la terre? En réalité, je
suis loin d’être certain que les fermiers de l’Iowa ont une relation désincarnée
avec la terre qu’ils exploitent. Il faudrait probablement chercher du côté de
la petitesse de notre marché et de notre industrie agricole qui au cours des
décennies ont mis les terres du Québec à l’abri des grands propriétaires
locateurs; permettant ainsi la poursuite de l’histoire d’amour.
Ma chronique du 26 janvier à l'émission Question d'actualité avec Jean-Philippe Trottier sur 91,3 FM.