mercredi 11 février 2015

Billet sur la propriété des terres au Québec

Depuis déjà quelques années, on entend périodiquement parler de spéculation sur les terres agricoles du Québec ou de l’achat de ces mêmes terres par des investisseurs étrangers. L’enjeu rallie la majorité des Québécois, comme s’il y avait là quelque chose d’illégal, d’immorale et pire encore comme s’il y avait eu agression physique de la nation québécoise. L’image est forte, j’en conviens, comme le sentiment que certains d’entre nous ont pu ressentir quand on nous a laissé sous-entendre en 2010, que des investisseurs chinois achetaient des terres dans la région de St-Hyacinthe; parmi les meilleurs du Québec, afin d’assurer, entre autres, l’approvisionnement de la Chine en denrées alimentaires.
Or, quelques études sérieuses dont l’une en provenance de chez Desjardins ont démontré depuis qu’il n’y a pas vraiment de mouvement organisé visant l’achat de terres par des étrangers au Québec. D’abord, rappelons que bien que le Québec dispose d’un très vaste territoire, la superficie de terre cultivable est plutôt limitée. De même, mentionnons que, pour beaucoup, les terres cultivables du Québec sont déjà exploitées à plein régime. Donc pas vraiment de plus-value significative de ce côté et en plus, elles ne le sont que quelques mois par année. Ainsi, les investisseurs recherchant ce type de placement auraient avantage à regarder plus au sud où les terres de plus grande superficie peuvent être exploitées douze mois par année, comme le fait d’ailleurs la Caisse de dépôt et placement du Québec aux États-Unis et au Brésil.
Par ailleurs, l'achat d'une terre agricole à des fins d'investissement par un non-résident est plutôt bien encadré, notamment à cause de la Loi sur l'acquisition des terres agricoles par les non-résidants. Ainsi, une personne n'ayant pas résidé 365 jours au Québec au cours des 24 mois précédant immédiatement la date d'acquisition d'une terre agricole ne peut être admissible à l'achat d'une terre à moins d'obtenir une dérogation de la Commission de protection du territoire agricole.
Selon une autre étude proposée par le Centre de recherche en analyse des organisations (CIRANO)[1], le Québec serait donc épargné par le phénomène de l'accaparement des terres par des non-producteurs, souvent appelé land grabbing, qui touche fortement l'Afrique depuis 2008. Sur ce continent, les investisseurs considèrent que les terres fertiles sont non exploitées ou sous-exploitées. Donc, leur potentiel de rendement est haut à moyen et long terme. D'autres facteurs rendent les terres très intéressantes pour les investisseurs, comme l'augmentation de la population, la pression sur les ressources naturelles, la montée des biocarburants et les faibles rendements des marchés boursiers. Résultat: les terres sont de plus en plus convoitées.
Plus récemment, c’est la question de la spéculation ou l’acquisition de terres par des non-exploitants qui a fait les manchettes. D’une part, alors que les grandes villes, dont Montréal veulent densifier leur zone urbaine, les taux intérêt relativement bas permettent à de plus petites municipalités d’attirer de jeunes familles en quête d’une première propriété pour assurer la survie de la communauté. Le phénomène d’étalement urbain ainsi alimenté a entre autres suscité l’intérêt de fonds d’investissement pour les terres appelées à être dézonées pour répondre à la demande immobilière. http://tvanouvelles.ca/lcn/economie/archives/2012/08/20120824-194953.html
D’autre part, comme c’est déjà une pratique très courante en Europe et aussi de plus en plus aux États-Unis et dans l’Ouest canadien, on voit apparaitre des entreprises dont le modèle d’affaires repose sur la profitabilité de la location de terres à des agriculteurs traditionnels ou sur la production à grand volume de denrées destinées à l’exportation. C’était par exemple le cas au Lac-Saint-Jean, avant 2012, alors que la Banque Nationale, qui possédait près de 5000 hectares, était impliquée dans ce genre d’entreprise avec quelques partenaires. La nouvelle avait soulevé un tollé et l’institution financière a par la suite annoncé qu’elle cesserait ce genre de projet. Ainsi, les rendements anémiques des marchés financiés encore associés aux bas taux d’intérêt, ont amené les investisseurs à considérer le secteur des terres agricole comme des placements profitables et, pour différentes raisons socioéconomiques, très stables.
Évidemment, le phénomène de la hausse du prix des terres agricoles ne se limite pas à l’acquisition de terres agricoles par des sociétés opérantes, des promoteurs immobiliers ou des sociétés d’investissements spéculatifs ou non. Il y a aussi l’évolution du secteur agricole lui-même dans toute sa complexité. Selon Meloche et Debailleul, auteurs de l’étude du CIRANO : « La hausse du prix des terres agricole est surtout stimulée par la confiance des agriculteurs qui veulent profiter d’une amélioration de leurs bénéfices nets pour prendre de l’expansion ». De la même façon, l’intérêt des investisseurs ne touche pas toutes les régions de la même façon et dans les mêmes proportions.
Cependant, ce qui apparait comme une constante, c’est la problématique de la grosseur des fermes et la possibilité pour la relève de faire l’acquisition des actifs nécessaires pour atteindre la rentabilité. En effet, s’il s’avère que les terres agricoles se transigent très majoritairement entre agriculteurs, il apparait aussi que ces mêmes agriculteurs sont prêts à mettre le prix pour faire l’acquisition de terres à proximité de leurs infrastructures et équipements. L’intérêt évident est de rentabiliser et d’optimiser ces actifs. L’envers de la médaille est que la jeune génération ne dispose absolument pas des mêmes leviers financiers pour concurrencer les agriculteurs établis.
Parmi les impacts suggérés de la flambée du prix des terres et de l’expansion de la taille moyenne des fermes, le plus récent recensement agricole démontre que le nombre d’agriculteurs de moins de 35 ans est en baisse alors que la part des plus de 55 ans est en croissance. En effet, l’âge moyen des exploitants est passé de 49,3 ans à 51,4 ans entre 2006 et 2011. Comme dans le secteur manufacturier, la problématique se résume à une question de rentabilité. Évidemment, dans le cas de successions familiales, des aménagements parents-enfants sont possibles et, toujours selon le CIRANO, peuvent aller jusqu’à des dons de 50%. Le défi demeure entier pour les transferts non apparentés.
Cela dit, quand on s’intéresse un minimum à ce secteur et à la chose elle-même c’est-à-dire la terre, on réalise plus que jamais que les ruraux ont une relation intense, voire viscérale, à la terre. Pour reprendre les mots d’un journaliste du Bulletin des agriculteurs, il est clair que le Québec est une terre de propriétaires. http://www.lebulletin.com/actualites/le-quebec-terre-de-proprietaires-44160
Dans les faits, la crise alimentaire de 2008 a exacerbé cette sensibilité. D’un peu partout dans le monde nous provenaient des échos à propos de millions d’hectares de terres agricoles vendues à des étrangers (le cas de l’Afrique vs la Chine) ou de cultures détournées vers les biocarburants aux États-Unis et au Brésil. Au Québec, nos agriculteurs tirent une très grande fierté et clament haut et fort qu’ils nourrissent le Québec. Paternalisme archaïque? Absolument! N’en déplaise à nos amis agriculteurs, l’alimentation est devenue une industrie de classe mondiale sans cœur et sans âme; dommage. Cela dit, quiconque ayant fait l’expérience de la terre un tant soit peu, rural ou urbain, propriétaire ou villégiateur pourra témoigner de cette relation complexe, émotive, presque charnelle qui s’installe entre la personne et le coffre au trésor devant lui, et ce, avec aussi peu que 3 acres de terre; tout juste deux terrains de football. Pour les ruraux, comme je le mentionnais dans un billet précédent, dans ce cas-ci c’est encore plus vrai, c’est une question de distance réduite entre le sujet et l’objet. 
Cela explique-t-il pourquoi, au Québec, les terres agricoles appartiennent encore très majoritairement aux agriculteurs? En réalité, le taux de propriétés des agriculteurs québécois est nettement plus élevé que dans la plupart des pays européens, ainsi qu'aux États-Unis et dans les autres provinces canadiennes.
Quant aux investisseurs non agricoles, ils ne détiennent que 2 % des terres québécoises; la proportion restante est entre les mains de fermiers à la retraite, de villégiateurs ou de résidants locaux. L’étude du CIRANO commandée par le gouvernement Charest en 2012 témoigne donc du fait  que le Québec est loin d'une prise de contrôle de ses terres par ses financiers. Et quand c’est le cas, les non-exploitants louent généralement leurs terres à des agriculteurs locaux. L’exemple de la Banque Nationale mentionné précédemment est éloquent; cette dernière a abandonné son projet de culture à grande échelle pour procéder à la location de ses terres à des agriculteurs locaux. Mais même ce modèle fait sourciller; au Québec on aime être propriétaire.
Les plus récentes données tirées du recensement de 2011 colligées dans : Données sur les exploitations et les exploitants agricoles soulignent qu’à l’échelle du Canada, 61,5 % des terres agricoles sont exploitées par leur propriétaire[2]. « En proportion de la superficie agricole totale, les terres possédées sont en baisse constante à chaque recensement depuis 1976 », peut-on lire dans un rapport sur le Recensement de l’agriculture en 2011.
Toutefois, au Québec, le portrait est différent. Sur les 3,3 millions d’hectares en culture, 84 % sont exploités par leur propriétaire et 16 % sont loués des autres. Il mentionne de plus qu’entre 2006 et 2011, ces proportions n’ont à peu près pas changé.
En Ontario, on fait état de 70 % de propriétaires pour environ 29 % de terres louées.
Aux États-Unis, le portrait de la propriété des terres varie d’un état à l’autre. Selon le service de recherche du USDA, la proportion des terres en location à l’échelle du pays a connu une lente progression pour atteindre un sommet de plus 40 % en 1992. Depuis, cette proportion a chuté à 38 % (données de 2007) de terres détenues par des « non-operating landowners » (propriétaires non exploitants).
Avec ces données, on peut apprécier, à quel point les Québécois sont différents. Est-ce que les ruraux de la province ont une relation mystique privilégiée avec la terre? En réalité, je suis loin d’être certain que les fermiers de l’Iowa ont une relation désincarnée avec la terre qu’ils exploitent. Il faudrait probablement chercher du côté de la petitesse de notre marché et de notre industrie agricole qui au cours des décennies ont mis les terres du Québec à l’abri des grands propriétaires locateurs; permettant ainsi la poursuite de l’histoire d’amour.

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Ma chronique du  26 janvier à l'émission Question d'actualité avec Jean-Philippe Trottier sur 91,3 FM.