Réflexion sur le bonheur
« Si le
plaisir nous est procuré par notre corps,
le bonheur,
lui, est une harmonie de toute notre personne. »
« […]
le bonheur, c’est de se sentir beau dans le regard des autres. »
Albert
Jacquard
Selon Statistiques Canada, il
semble que les gens les plus heureux résident en dehors des grands centres
urbains. Pourtant, nous connaissons tous des urbains très heureux enfin, c’est
ce qu’ils disent, et des ruraux malheureux. Quelle drôle de statistique, qui, il
faudra s’y faire si l’on prend au pied de la lettre les recommandations de
l’ONU, sera de plus en plus utilisée, et ce, même pour orienter les décisions
des États. Mais existe-t-il une définition formelle, universelle, du bonheur?
La réponse est simple. Oui! Celle
«des autorités», des dictionnaires (état de satisfaction, de plénitude) et
autres sources de références. Mais posons la question à mille personnes et nous
obtiendrons autant de réponses que d’individus sondés. Dans les faits, on ne
peut véritablement que mesurer la perception qu’ont les gens de leur bonheur. Pour
certains c’est un emploi gratifiant, pour d’autres de l’argent et pour plusieurs
ce sont des enfants en santé, mais c’est souvent, voire toujours, quelque chose
de complexe, de multidimensionnel. En réalité, ce qui est vraiment important
c’est que les gens se disent heureux, peu importe pourquoi ils le sont.
Pourquoi les gens seraient-ils
généralement plus heureux à l’extérieur des grands centres? Évidemment, c’est difficile
à dire!
Peut-être que les grandes villes
avec leurs innombrables possibilités, dans un monde axé sur l’individu,
l’immédiat et la consommation, nous obligent à choisir. Fondamentalement, quand
on fait un choix on renonce en même temps à quelque chose, et il va sans dire
que renoncer à quoi que ce soit n’a rien d’amusant. Alors qu’en région,
l’univers des possibles semble être moins étendu, moins vaste, mais il n’est certainement
pas moins «profond», on prend ce que la vie a à nous offrir.
Ainsi en région, on peut
difficilement attendre les autres pour obtenir ce que l’on désire. Si l’on veut
vraiment quelque chose, il faut le bâtir, le faire pousser, l’entreprendre, car
il y a peu de chances que ce besoin ressenti devienne un jour une opportunité
d’affaires pour un entrepreneur classique; faute de masse critique. Et en ce
sens, il y a bien davantage de gratification à construire quelque chose qu’à
attendre que quelqu’un vienne combler ce besoin.
Ce faisant, on doit baser notre
appréciation de la vie sur d’autres paramètres, ou à tout le moins, sur
d’autres incarnations. De là, l’idée d’être satisfait (qui peut facilement
déraper et devenir la mesure de notre conformité en lien avec des standards
préfabriqués et habilement commercialisés) peut se transformer et devenir
quelque chose qui tourne autour de l’idée d’être en phase avec soi-même et avec
son environnement. Une situation qui n’est pas exclusive aux ruraux, loin de
là.
Peut-être que le fait d’avoir
moins de possibilités (en apparence du moins) ou de distractions et le fait
d’être parfois plus proche de certaines constantes, permet de se sentir
davantage comme partie prenante de quelque chose de plus grand que soi et donc
de se sentir rassuré, confortable, voire heureux.
De tout temps, des individus ont
fait le choix de vivre en ville afin de saisir des opportunités, d’obtenir un
diplôme ou de se brancher sur un autre monde et c’est certainement bien ainsi.
Mais, encore faut-il courir après ces choses, alors que d’autres font le choix
de prendre ce que la vie a à leur offrir. On comprend alors que l’on n’est pas
maître de son temps et quand l’on comprend cela, il devient peut-être possible
d’être plus zen. Encore là, il importe de dire que cet état n’est pas une
exclusivité des régions, mais l’environnement socioéconomique étant, il y a
peut-être quelques variables qui favorisent cette disposition.
Quelles sont ces constantes
pouvons-nous nous interroger? Sans tomber dans de grossières
généralisations, il faut bien avouer que le concept de modernité plaçant
l’individu au centre de la société s’est davantage affirmé dans les grands
centres urbains, alors que les régions portent encore, mais pour combien de
temps, des valeurs ou plutôt des savoir-être plus traditionnels. Certains
diront folkloriques, voire archaïques… ce qui est faux, car ces savoir-être sont
de plus en plus utiles, notamment comme balises précieuses et dynamiques pour
participer activement à la modernité.
Cela dit, le rapport à l’autre à
travers la famille, la paroisse, la communauté, etc., apparaît être la
constante de la pertinence. L’idée que, certes, l’individu est au centre de la
société pour la simple et bonne raison qu’il est la plus petite unité de mesure,
il est aussi au centre dans la mesure où il sert le groupe, la société dans
laquelle il évolue et qu’il demeure l’unité de pertinence, de viabilité.
Implicitement, on comprend que l’individu ne peut réalistement exister sans le
groupe et que le groupe ne peut exister formellement sans les individus. Le
rapport de force, positif comme deux entités qui s’appuient l’une sur l’autre
pour s’élever, transforme le groupe en famille, en communauté, en paroisse,
etc., et l’individu en personne. Le fait d’être une personne reconnue par la
communauté, plutôt qu’un numéro, avec un nom (surtout un nom de famille en
milieu rural), une histoire, une couleur, doit contribuer pour beaucoup à la
perception de son propre bonheur.
Le rapport au temps ou la
constante de la mémoire. Ce temps cyclique qui revient de saison en saison et
d’année en année. Cette conception du temps qui rappelle que l’on doit constamment
recommencer le travail, qu’en prenant appui sur ce qui a été fait hier, on peut
ou on doit améliorer ce qui se fera demain. Pour son propre bénéfice, mais
aussi pour celui de ceux qui viendront après.
Une façon de voir les choses qui, nécessairement, milite en faveur d’un
certain exercice de mémoire envers ceux (et même les événements) qui nous ont
pavé la voie. Une suite logique de la première constante, la proximité et
l’interdépendance des personnes portent naturellement à graver dans le temps le
visage de personnes qui nous ont marqués; un temps qui en plus d’être cyclique
devient personnifié et, qui n’étant pas poussé par une fuite en avant (c.-à-d. temps
linéaire), laisse les choses survenir à un rythme plus lent…comme naturel. Ainsi,
comprendre que son action a du sens aujourd’hui et pourra être appréciée demain
doit bien contribuer à un certain bonheur. C’est là tout le sens de
l’engagement de ces générations de bénévoles et de citoyens dans leur
communauté, par exemple à l’intérieur des Cercles des fermières et des filles
d’Isabelle chez les femmes, ou des Chevaliers de Colomb ainsi que des
Optimistes chez les hommes.
Enfin, le rapport à la nature.
C’est la constante de la responsabilité qui met en scène des hommes et des
femmes qui comprennent que des forces bien plus puissantes qu’eux régissent
leur environnement au sens propre comme au sens figuré. Les sautes d’humeur de
Dame Nature en sont les plus beaux exemples, tout comme l’imprévisibilité de
l’opinion publique à la veille d’une élection. Tenter de prévoir, ou pire, de
manipuler ces méta éléments peut s’avérer très risqué. On comprend alors que notre
sphère d’influence s’exerce à une autre échelle, plus personnelle, plus terre à
terre, mais qu’à cette échelle nous avons beaucoup de pouvoir et au moins
autant de responsabilités. Cette constante est le lieu de l’action, un espace
ouvert à la créativité où peuvent se réaliser les plus entreprenants.
Est-ce que les gens des régions
sont plus heureux que les urbains? Peut-être, mais est-ce vraiment important de
déterminer lesquels sont les plus heureux? Je pense que l’on peut être heureux
partout, pour peu que l’environnement dans lequel la personne évolue soit le
bon. Certes, il y a en région des éléments puissants qui permettent de faire
concorder son existence avec quelque chose de plus grand, mais encore faut-il
avoir de l’intérêt pour autre chose que le moi, l’ici et le maintenant. Ce qui
ne semble pas être la voie sur laquelle nous sommes engagés individuellement et
collectivement en ce début de millénaire.